NO MORE REALITY1
(en vrai)
Tandem fiction & réalité
Les premiers récits collectifs œuvraient dans le réel.
Peu de distinction dans les périodes anciennes entre la pratique de la terre, les rituels et les légendes locales. Fiction et réalité étaient associées. Le rituel actualisait le mythe pour creuser et renouveler la compréhension du lieu de vie commun. Comme le souligne l’anthropologue Charles Stépanoff2, le travail savant de l’imaginaire cultivé et développé contribue alors activement à la production du milieu.
Parce que les relations que les modernes entretiennent avec le monde est essentiellement fonctionnaliste, l’imaginaire serait-il aujourd’hui inutile !? Pourtant, la fiction est partout. Il semblerait même que nous soyons « !addicts !» à cette tension narrative, à la syntaxe des actions et des péripéties. Génératrice de formes et de systèmes de représentation, la fiction et la mise en récit sont également employés pour enquêter et raconter autrement une réalité difficile à appréhender.
1 Titre emprunté à l’œuvre éponyme de Philippe Parreno réalisée en 1991.
2 Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible, 2019.
3 Jean-Christophe Cavallin, Valet noir, vers une écologie du récit, 2021.
Photographies : ©Stéphane Doulé
Olivier Barbarant est agrégé et docteur ès Lettres, spécialiste d’Aragon dont il a dirigé l’édition des Œuvres poétiques en Pléiade. Il préside la commission « Poésie » du CNL et assure la chronique d’actualité poétique de la revue Europe. Il a publié aux éditions Champ Vallon proses et vers depuis Les parquets du ciel (1992) jusqu’à Un grand instant (prix Apollinaire 2019). Ses premiers recueils sont rassemblés en anthologie au format poche (Odes dérisoires et autres poèmes, poésie/Gallimard, 2016). Ont depuis paru chez Gallimard Séculaires et Partitas pour violon seul.
Retrouvez ci-dessous son texte lu à l’occasion de cette JDE.
Donner voix au vivant
Ce qui est dit est dit. Ce qui est écrit, c’est autre chose.
Je ne saurais donc répondre à l’invitation qui me fut faite de restituer par écrit les échanges auxquels on a bien voulu m’associer en reprenant, pour le transformer en conférence, un exposé risqué sur des notes parmi lesquelles je piochais selon l’atmosphère et les envies du moment, l’émouvante qualité de l’écoute, et tout ce que portait l’émotion dans l’amphithéâtre Fourastier du CNAM de tant de jeunes visages visiblement soucieux de suivre, de comprendre, et de faire leur miel pour leur propre pensée de ce que chacun des orateurs au fil de la journée tentait d’apporter. J’en propose ici une façon de synthèse plutôt qu’un verbatim. S’il y a des nuances, ce sera sans doute la preuve qu’elles sont miennes. Si des écarts, c’est qu’ils seront à penser.
Invité en tant que poète, je tenais d’abord à déblayer d’éventuelles idées reçues concernant la poésie, dans lesquelles je ne reconnais ni ce que je fais, ni ce à quoi j’aspire, sans certitude jamais d’y parvenir. Ainsi de l’association presque systématique de la création poétique avec l’imagination, quand je me sens (et m’en réjouis) dépourvu de toute imagination, de toute capacité affabulatoire, et par exemple de toute propension à la fiction. Même, je crois dans mon travail (telle serait ma folie) ne tendre qu’à retrouver, avec les mots, quelque chose d’une réalité qui leur préexiste. J’appelle dans mes tentatives de m’expliquer à moi-même mon travail justesse la qualité de réverbération par une phrase, un vers, ou un poème dans son intégralité, de ce quelque chose autour duquel je tourne. Je revendiquerais volontiers une poésie absolument réaliste si le mot n’était pas sujet à tant de malentendus, naissant surtout de l’expansion donnée à l’idée de réalité. Ce que j’entendrais par ce terme contient non pas seulement les « choses », non pas seulement la situation spatiale et temporelle dans laquelle elles baignent, non pas seulement leur contexte historique, social et idéologique, mais aussi la manière dont fut traversé ou vécu un moment, ce que la phraséologie d’aujourd’hui appellerait le « ressenti ». Haussant d’un cran la précision terminologique, et allant chercher plutôt du côté de la phénoménologie, je pourrais risquer vouloir « rendre » (au seins que les peintres donnent à ce verbe) la totalité d’une expérience, d’une perception : le phénomène perçu, la sensation ou l’émotion procurée, mais aussi l’horizon sur lequel son apparition s’effectua.
Sans imagination aucune, et sans aucun souci de m’associer à la promotion de la fiction, mais pas non plus du témoignage qui semblent en se mêlant dévorer dans le champ littéraire tous les autres genres, je ne me crois pas cependant dépourvu d’un imaginaire, si par ce mot l’on entend la capacité à mobiliser et assembler des éléments disjoints. Je prends mon bien où je le trouve, et si c’est le zinc ou le mercure qui me paraît en mesure d’indiquer telle variation du gris un petit matin sur les toits de Paris, je ne manquerai pas de m’en emparer, même si cela conduit à combiner des éléments d’ordinaire éloignés dans nos rangements mentaux. Le résultat de cette association parfois peut faire image. Ce n’est pas mon but premier. Mais si le juste rendu doit en passer par une telle combinatoire, je n’y résiste surtout pas.
Décrivant en termes plus concrets la fabrique du poème, je tentais ensuite d’en tracer l’histoire. Je n’écris que contraint à le faire, lorsqu’un événement, qui peut être de nature très diverse, d’un enjeu collectif à la danse gracieuse d’un sachet de plastique dans le vent de ma rue, a déclenché en moi le besoin, alors absolument impérieux, de le mettre en mots. Revenant sur les idées reçues en matière de poésie, je tenais à préciser que ces événements ne sont pas tous liés au paysage ou aux affres du cœur – même si je reconnais que l’amour sous sa forme la plus passionnelle constitue un redoutable moteur de création, comme à sa manière propre, l’enfoncement dans la mélancolie. Ces émotions par leur intensité touchent sans doute à des recoins inconscients, et créent des déséquilibres si puissants, qu’ils forment des appels à créer. Mais cette parenthèse, avais-je espéré, ne doit pas faire écran à la vérité plus large que je tentais de dire : j’écris dès lors que l’événement vécu me réclame, et il peut me réclamer avec force sans relever de ce qu’on attend trop souvent dans des représentations naïves du fait poétique. J’avais risqué le mot d’épiphanie, pour souligner qu’il s’agit d’un mode d’apparaître, me cueillant, me fauchant les jambes de l’esprit, si j’ose dire, et non de thèmes ou de sujets obsédants. Je ne nie pas, à me relire, que certaines constantes se présentent dans les thèmes, qui sont liées à mon existence la plus concrète : je suis plus souvent citadin que rural ; je crois plus d’êtres humains que d’animaux, etc. Mais encore une fois toute cela est secondaire. L’essentiel serait plutôt de comprendre d’où venue l’étrange obligation de faire rentrer dans l’ordre du langage des secousses, des frissons, de la ligne d’un visage ou la couleur d’un regard : obligation assurément, tant j’interromps le reste de mes activités, encore une fois, et sans exagération aucune, littéralement contraint de noter, de lancer quelques mots, de trouver, à défaut de l’air complet, quelques mesures ou approximations musicales du phénomène sur lesquelles plus tard revenir.
C’est que, encore une fois pour les décrire (je ne prétends pas les théoriser) ces événements me semblent disposer d’une double face. Ils comblent, assurément – parce que « c’est beau », parce qu’ils renversent l’ordre des hiérarchies ordinaires, interrompant le pas pressé vers le travail et toutes les choses dites sérieuses et importantes, parce que soudain l’on est forcé de voir que cette petite touche dorée (ce petit pan de mur jaune ?) sur un recoin de trottoir, ce sourire entraperçu valent davantage pour ma vie ; pour la vie en général je crois. Mais ils creusent aussi, par le caractère inexplicable de leur puissance, surtout qu’elle naît très souvent de circonstances qu’à bon droit l’on pourrait estimer infimes. Peut-être même est-ce dans le fréquent écart entre la cause et l’effet que se joue la part de mystère que mon poème ne résoudra pas, mais dont il espère être en mesure de restituer la force. En un mot ces expériences soulèvent. Peut-être soulèvent-elles, dans la réalité, le poids des fausses représentations, des habitudes anesthésiantes, des rideaux de mensonge tendus pour nous éloigner de la vie. La vraie vie n’est pas ailleurs, elle est ici. A la condition que le lieu où nous nous trouvons devienne un « ici ». Il le devient quand la réalité perce le brouillard d’indifférence dans lequel le plus souvent nous nous agitons, attire le regard, capte l’attention, lacère soudain, comme un trait de soleil, la taie de nuages qui nous l’occultait.
Pour ouvrir encore une fois le dictionnaire personnel, je ne répugne pas du tout au mot de « grâce » pour rendre compte de cette fragilité des phénomènes (un instant fugace, un corps entraperçu dans le défilé des passants, une irisation, etc.) et de leur pouvoir de ravissement.
Dans quel but alors y revenir ? Peut-être la temporalité joue-t-elle, et la frustration de l’éphémère, peut-être s’agit-il de ne pas perdre ces instants. Certains des titres de mes livres achèvent de me convaincre de l’importance de cette question, puisque j’ai appelé, à la suite du philosophe Jankélévitch, Un grand instant le paradoxe d’un « éclair qui dure », comme disait Char, ou d’une vie qui peut-être ne serait pas autre chose qu’un instant. Le livre suivant, Séculaires, insiste sur la temporalité, perçue cette fois du côté collectif – le siècle est une notion historique – mais pour un dialogue justement entre l’intime et le politique. Une « Complainte à la charnière des temps » dans ce recueil (précisant en exergue que charnière pourrait être le féminin de charnier) continuait l’exploration de cette question temporelle, en essayant de confronter dans des formes brèves à chaque fois, à raison d’un poème par année de 1981 à 2020, ce que je vivais personnellement et ce que vivait l’époque. Mais encore une fois l’autre versant de cette préoccupation temporelle tient justement au mystère de ce qui résiste au passage. Mes sources sont nombreuses, c’est la vie que je mène qui les offre, et il s’agit de ne pas oublier d’y boire, quand elles jaillissent, mais surtout pas de les chercher.
Les écrire, c’est revenir sur elles, les inscrire et les préserver dans l’ambre de la mémoire. Je ne conteste pas cette motivation ; je la crois suffisamment développée par d’autres, et connue, pour ne pas m’y attarder davantage. Je souhaiterais plutôt y associer une valeur herméneutique. Les écrire, les comparer sans cesse à ce que me permet d’en ressaisir la langue dont je dispose, c’est aussi l’occasion d’y revenir, au ralenti, d’en explorer les recoins que la perception n’avait pas enregistrés, ou qu’elle avait enregistrés sans que la conscience ait pu en tirer bénéfice. J’ai souvent l’impression de pouvoir, en reconstituant la vie dans les mots, en déceler les parts d’abord imperceptibles. Devant un corps, par exemple, des beautés que je n’aurais su mentionner si je n’y étais revenu, constatant qu’elles furent enregistrées par mes yeux, mais pas par ma conscience. Un peu comme, ébloui, on fait tourner une pierre ou une fleur entre ses doigts. La réalité sous toutes ses coutures, donc, par l’alliance du regard et de la mémoire, mobilisés par l’urgent besoin de donner la parole à ce qui fut vécu. Mon regard de myope s’y obstine. Pour résumer : mon travail de poète consiste à faire attention. A faire attention à la vie, à ce qui est vivant dans la vie, et qui, quand il se manifeste, réclame d’être dit.
Il y a beaucoup de « je » dans cette explication. C’est la contrainte du genre, puisqu’il s’agissait, si j’avais bien compris la commande, de s’expliquer sur son travail. Cela ne signifie pas que l’enjeu de la poésie (cette écriture que je ne pratique que par intermittence, mais alors avec une obligation absolue) ne soit qu’individuel. D’abord parce que des années d’écriture, de lecture et de publication m’ont confirmé ce que je pressentais : c’est en étant le plus intime que l’on peut espérer être universel. À l’heure où l’on met tant en avant l’irréductible singularité des expériences, des personnalités et des destins, force m’est de constater qu’en allant au fond de sa vie, on explore, sous des formes en effet idiosyncrasiques, mais dont les variantes sont incontestablement anecdotiques, les grands mouvements affectifs et perceptifs universels : le désir, la beauté, la mort, la pesanteur, la légèreté, la joie… Et certes il faut parler de la mort des proches pour espérer ouvrir en soi la fontaine de mots justes, mais à travers leur deuil c’est le deuil qui se joue, c’est l’horreur de la mort et de la séparation qui vaut pour tous les êtres humains. Et plus je fus personnel, plus les lecteurs me dirent s’y reconnaître.
D’autre part, du côté de la langue et non plus seulement de la relation à la vie, le travail pour dire l’éclat d’un regard ou la juste couleur d’une ville ou d’une fleur ne sont pas sans conséquences, y compris politiques. Sur ce point encore je crois que les questions sont mal posées, en termes purement thématiques, qui opposent une poésie indifférente à l’histoire ou au sort des hommes d’une part (la fameuse « poésie pure ») à une poésie soucieuse de son insertion dans l’histoire (ou engagée). Je ne connais pour ma part qu’une poésie capable de déplacer quelque chose dans la langue, et une poésie qui reconduit des propos et des discours et des formes déjà existantes. J’avais tenté de résumer ma pensée sur ce point ; cela figure désormais dans l’anthologie des 118 poètes d’aujourd’hui pour le printemps des poètes 2025 réunis chez Seghers par Jean-Yves Reuzeau : « Aucun sujet n’est prescrit, ni proscrit. Toute beauté fait résistance ». Si des affaires de buée ou de tremblements brisent la langue d’inox du discours dominant, s’ils proposent d’autre manière d’habiter la langue et donc le monde que l’actuelle nécrose du langage, si l’on libère un français bloqué dans le jargon technostructurel tout arlequiné de pseudos « valeurs » pour le restituer aux irisations, nuances, intensités de la langue, alors le travail devient politique. J’entends parler une langue vivante : capable de dire la vie.
J’avais enfin, tout au long de mon propos, pris appui davantage que je n’ai fait dans ce bref récapitulatif sur des citations d’auteurs aimés, Philippe Jaccottet, sans doute Aragon, Colette, Rilke, Rousseau… Je n’en reprendrai qu’un ici, le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, tant j’ai gardé mémoire de l’assez long développement que je lui ai consacré. Il y avait moyen bien sûr de prendre appui sur la Cinquième promenade, le lac de Bienne, et l’admirable capacité de la langue, par les sonorités et les rythmes, à rendre compte de l’expérience temporelle même que je tentais de décrire et de penser ci-dessus : « Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière… » Couché dans son bateau qu’il laissait « dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier », Rousseau a su sertir dans la boucle d’un lac un temps sans passage, le « grand instant » de la plénitude, dont les palpitations s’entendent merveilleusement dans « le bord d’une belle rivière » comme dans le « ruisseau murmurant sur le gravier ». Ce ne fut pourtant pas ce sommet de prose poétique sur lequel je me suis appuyé, mais sur un extrait de la moins fameuse Deuxième promenade.
Un petit morceau de réalité, donc.
Le jeudi 24 octobre 1776, Rousseau rentrait d’une promenade sur les hauteurs de Ménilmontant, qui avait assurément une forme plus bucolique qu’aujourd’hui. Un énorme chien courant le renverse ; il tombe à terre, et le choc le fait s’évanouir : « Il était presque nuit quand je repris connaissance ». Notre laïc Lazare renoue avec la réalité :
« La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. »
Comment traduire, sur le papier, le frisson qui me saisit à chaque lecture de ces lignes, dont je crois (dont je sais) que quelque chose en fut perçu et collectivement ressenti, lors de la « conférence » ? Cette apparente simplicité du dessin, du tracé, cette cadence séparant lentement chacun des éléments posés sur la toile sombre, ce remuement de palme dans la syntaxe, ce « peu de verdure » tremblante, j’y entends les premières notes, frissonnantes, de certains airs de Mozart… Puis la clé philosophique de cette page admirable : « Je ne me sentais encore que par là ». Le tour réfléchi paraît renvoyer à la conscience de soi (« je ne ME sentais »), mais ce « je » ne s’appréhende que « par là », par le dehors, ne se retrouve que dans « le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure », si bien que l’on comprend pourquoi Rousseau peut nous parler d’un « moment délicieux » de cette « première sensation » puisqu’il a cessé de faire barrage ou écran à l’invasion de la réalité dans ses sens, qu’il a découvert que « se sentir », c’est ressentir, que l’intérieur et l’extérieur, le moi et le monde, le « je » et le ciel ne sont qu’un seul et même corps. Ce « cogito perceptif », fondation qui vaut bien le cogito fondé sur le royaume cartésien du dedans, inexpugnable forteresse d’une rationalité, c’est lui qui me fait écrire, je crois. À la recherche de la vie vivante : la réalité. Toute nue.
Olivier Barbarant